par Jean-Claude Barbier * et Fabien Maisonneuve **
* chrétien unitarien, fondateur en 2002 du réseau francophone Correspondance unitarienne, secrétaire général de l’Assemblée fraternelle des chrétiens unitariens (AFCU) de 2004 à 2009, puis membre administratif permanent de cette association, fondateur en 2008 de l’Eglise unitarienne francophone (EUfr), éditeurs de plusieurs sites et des Cahiers Michel Servet, membre fondateur du Conseil des unitariens et universalistes français (CUUF).
** musulman messianique, éditeur de plusieurs sites dont "Le Nouvel Islam de France", qui correspondait à la tentative de lancement d'une fraternité islamique d'inspiration soufi, et, plus récemment, "Les messianiques".
Ce texte a bénéficié d'un débat au sein du forum des Unitariens francophones ; que tous ceux qui y ont participé soient remerciés de leurs remarques et critiques.
Cette contribution porte sur l’islam en tant que corpus religieux et non pas sur l’aspect historique des cultures et de civilisations qui s’en sont inspiré ; elle porte donc sur l’islam dans son fondement coranique lui-même, au cœur de la Révélation présentée comme ayant été reçue par Muhammad lors de visions mystiques.
Il s’agit ici, non pas de réformer l’islam, mais, tout simplement, de valoriser ce que l’islam dit déjà, et ce depuis ses origines. Nous invitons donc à une re-compréhension du message initial, et nous ferons le parallèle avec le christianisme unitarien qui a été un retour aux sources évangéliques dans une approche qui, dans le contexte des Réformes protestantes du XVIème siècle européen, était toute fondamentaliste (un retour à des sources, qui étaient mieux traduites grâce à l’apprentissage du grec et de l’hébreu par les humanistes de la Renaissance).
un universalisme
Il y a d’abord l’affirmation par Muhammad d’un universalisme : alors que Moïse a guidé les Hébreux, un peuple particulier, que Jésus a prêché aux brebis d’Israël, lui, il parle au nom de Dieu d’une religion universelle s’adressant à tout homme quelque soit son peuple. L’islam des débuts en tirera d’ailleurs immédiatement la conséquence en confiant au Noir Bilal la charge de l’appel à la prière par le muezzin.
Même si l’islam s’est souvent confondu historiquement avec le nationalisme arabe et avec la langue arabe, il reste porteur de cette ouverture de principe. Il rejoint en cela le christianisme qui, après Jésus et s’appuyant sur son message d’amour, avait déjà procédé à cette visée à l’universalité, d’où vient étymologiquement le mot "catholique".
L’appel à la foi n’est pas fondé sur la contrainte, mais sur le témoignage, avec une parfaite clarté sur le fait que la foi est du ressort de Dieu, que le message est certes à transmettre, mais que les musulmans n’ont pas à se formaliser si la Parole n’est pas reçue, cela n’est pas leur affaire, mais celle de ceux qui doutent. Dieu affirme dans le Coran que s’il y a en ce monde des gens pour ne pas croire en lui, c’est bien Sa volonté, et il appelle les croyants à rentrer en compétition dans les bonnes actions pour donner raison aux hommes pieux.
vers une spiritualité post-religieuse
Mieux, cette universalité est fondée théologiquement sur une image très forte : celle du Livre écrit aux cieux (la "Table gardée" dite aussi "Mère du Livre"), éternel, en quelque sorte coexistant à Dieu puisque écrit durant la pré-éternité, avant le premier jour de la Création, dicté par Dieu lui-même et dont le Coran serait le fidèle reflet. Ce Livre a d’abord été confié aux Juifs et aux chrétiens, mais ils l’auraient falsifié !
D’où l’ultime tentative de Dieu avec Muhammad. Donner le Livre dans sa version authentique aux peuples de ce monde. Il est écrit en somme dans un langage divin, traduit en langage prophétique pour être accessible à l’homme, puis réinterprété par le prophète pour être compréhensible par les hommes selon leur langue et leur culture.
Cette image d’un Livre au ciel n’est pas sans rappeler la Parole de Dieu, le logos du Prologue de l’Evangile de Jean, elle aussi coexistante et préexistante à la Création elle-même. Le logos, la Parole, le Livre sont autant d’archétypes d’un Dieu créateur et providentiel qui agit, communique sa volonté aux hommes, enseigne, dirige l’histoire. On la trouve aussi dans le judaïsme talmudiste, où l’on parle d’une Torah céleste dont la Torah n’est qu’un reflet, une manifestation. Elle rejoint la philosophie platonicienne pour laquelle le monde des Idées est antérieur au monde dans lequel nous vivons et qui n’en est qu’un bien pâle reflet.
Outre l’universalité du message, la conséquence en est aussi, paradoxalement, la fin des religions particulières. L’irruption de Dieu dans l’Histoire qui, par une ultime Révélation, met fin à la série des prophètes : Muhammad est le dernier des prophètes car, désormais, tout à été révélé. Celui-ci parachève "l’islam" de tous ses prédécesseurs issus comme Lui de la Parole, du "kun fa yakun", " Soit ! Et cela est ", envoyés en guidance aux fils d’Adam – car "l’islam" s’origine déjà dans ce dialogue entre Dieu et Adam
puis celui d’Abraham et de tous les Prophètes, les 124 000 envoyés à toutes les nations de la terre selon l’expression du Coran.
Dans cette optique, l’islam est la religion par excellence, la seule restante et définitive, mettant fin aux religions antérieures qui, elles, ne sont que des religions particulières, imparfaites, voire même dévoyées par les hommes.
On retrouve dans ce parachèvement la logique des mouvements eschatologiques misant sur la fin du Monde et la restauration d’un face à face avec Dieu. Déjà Jésus, s’appuyant sur la prophétie de Zacharie proclamait la fin du culte au Temple de Jérusalem en renversant les tables des marchands qui y vendaient les animaux nécessaires aux sacrifices. Le révérend Moon, se présentant comme le Messie définitif, argumentera de la même façon : son Eglise ne se veut pas une religion parmi d’autres car, désormais, il n’y a plus qu’une seule religion regroupant tous les êtres humains directement sous le regard de Dieu. De là à parler d'une sortie des religions pour une spiritualité embrassant toute l'humanité reconnaissant Dieu ...
est-ce aussi la fin du cléricalisme ?
Ce face à face rétabli avec Dieu marquera l’ecclésiologie de l’umma : le croyant s’adresse directement à Dieu et n’a plus besoin d’intermédiaire. Certes l’imam dirige la prière et enseigne, mais n’est en aucun cas un médiateur. Il est choisi d'entre les croyants par ceux-là mêmes car reconnu apte à les guider par sa science en religion.
Les mouvements soufis, bien que gnostiques, ont maintenu ce positionnement : le cheikh est un maître spirituel qui enseigne et aide à grandir spirituellement, mais qui passe la main dès lors que le disciple parvient lui-même à la relation mystique à Dieu. La religion et ses préceptes rituels ne servent que de béquilles pour les débuts ; on peut ensuite s’en dispenser !
Au sein du christianisme, le protestantisme historique retrouvera ce positionnement : le rapport direct aux Ecritures et à Dieu.
L’islam appellera cette étape d’émancipation imân, c’est-à-dire la foi ou la conviction, la confiance en Dieu. En celle-ci " Si tu n’as pas de pudeur, fait ce que tu veux ", ce qui fait que le mu’mîn dépasse toute alliance rituelle.
le théisme du Siècle des lumières et l'unitarisme-universalisme américain
Bien entendu, l’historien pourrait expliquer que ce n’est là qu’un raccourci théologique qui ne correspond pas à l’émergence des corpus religieux, à leur re-formulation à partir des patrimoines antérieures et des influences reçues ; mais qu’importe pour le croyant qui, lui, vit cela à un niveau spirituel.
C’est d’autant plus à prendre en considération qu’on retrouve cette distinction entre une religion qui serait d’emblée universelle, à l’origine des temps, et une myriade de religions particulières, sous des formes concrètes et historiques, avec le théisme des philosophes du Siècle des Lumières.
La religion serait inscrite dans la Nature et une contemplation des lois qui régissent notre univers nous conduit à découvrir un Dieu créateur, Grand horloger ou Grand architecte. Un Dieu moral aussi car il a inscrit au plus profond de notre être la possibilité de distinguer le Bien du Mal, et la tendance à faire le bien … tant que nous ne sommes pas corrompus par la civilisation. Le mythe du Bon Sauvage, avant le contact d’avec les Blancs, témoigne de ce trop plein d’optimisme, que certains reprocheront à Jean-Jacques Rousseau, vis-à-vis de la nature humaine.
Les transcendantalistes américains des années 1830, à la suite d’un Ralph Waldo Emerson, inviteront à une contemplation de la Nature, feront appel non seulement à la raison, mais aussi à l’intuition de l’âme humaine capable, par osmose, de découvrir les liens secrets qui la lient à l’univers. Au XXème siècle, le maître soufi indien hazrat Inayat Khan, qui prodigua son enseignement en Europe et aux Etats-Unis, ajoute au Coran cette même contemplation de la Nature où Dieu s’y trouve également.
L’unitarisme-universalisme reprend à son compte cette distinction entre religions particulières et la spiritualité moderne. Elle le fait à sa façon, par un dépassement des premières : les fidèles sont invités à aller au-delà de leur religion antérieure pour une spiritualité d’emblée universelle ; et elle le fait en inversant la chronologie : cette spiritualité élargie n’est pas à l’origine des temps, mais désormais devant nous, à construire dans une fraternité spirituelle de tous les humains, en filigrane dans l’avenir, en aboutissement d’un interfaith.
Cette image du Livre de tout temps avec Dieu appartient donc non seulement à l’imaginaire religieux d’une religion particulière, l’islam en l’occurrence, mais elle trouve de larges échos dans d’autres traditions et on peut dire que, finalement, elle rejoint un archétype de l’Humanité au sens jungien du terme.
le travail unitarien
C’est donc bien dans le rapport aux Ecritures et au travail critique nécessaire à leur compréhension que se situe l’enjeu d’un islam ancré dans l’universel. Le parallèle avec la naissance du christianisme unitarien au sein du protestantisme européen du XVIème siècle est éloquent ; c’est ce qu’on pourrait appeler le "travail unitarien" sur un corpus religieux donné : une nouvelle compréhension des Ecritures qui aboutit à plus d’universel.
En ce sens, pourrait-on parler d’un islam "unitarien", d’une part parce qu’il est lui aussi anti-trinitaire (autre point commun avec le christianisme unitarien et cette fois-ci bien antérieur puisque du VIIème siècle), mais surtout parce qu’il serait issu d’une relecture radicale des Ecritures afin d’ouvrir les religions particulières (les religions coutumières d’Arabie, le judaïsme et les diverses déclinaisons du christianisme à l’époque de Muhammad) à tous les êtres humains.
"Humanité" en langue arabe