Conférence donnée à Fribourg, le 20 juillet 1977, parue dans Quelques nouvelles, bulletin de la mouvance des Amis de Marcel Légaut, n° 223 (juin 2009), à 233 (mai 2010), ... et n'ayant pas perdue une seule ride !
Marcel Légaut (1900-1990), normalien, agrégé et docteur en mathématiques, était professeur laïc. Il exerça à l’université de Rennes de 1925 à 1940. Il changea radicalement de vie ensuite pour s'établir dans un village de la Drôme (France) comme propriétaire agriculteur et berger. Pour en savoir plus : voir le site de cette mouvance. Il existe une Association culturelle des Amis de Marcel Légaut à laquelle vous pouvez adhérer et le bulletin "Quelques nouvelles" que vous pouvez recevoir par voie électronique (contact).
La crise actuelle de l'Église est sans nul doute la plus grave de toutes celles qu'elle a eu à connaître. Cette crise qui menace d'être mortelle oblige les chrétiens à repenser leur fidélité de croyants. Il leur faut enraciner leur vie de foi de façon plus profonde que jadis ou du moins de façon plus consciente, plus explicite. Ils ont à être plus originalement religieux, de par leur foi chrétienne, en devenant plus réellement disciples de Jésus.
Dans le passé, un passé encore tout récent, les chrétiens s'imaginaient à tort qu'il leur suffirait de se laisser porter par l'Eglise, de tout recevoir d'elle avec docilité, et qu'ils correspondaient ainsi vraiment et pleinement au message de Jésus. Grâce au catéchisme appris dans leur jeunesse, grâce aux sermons dominicaux entendus chaque semaine à l'Eglise, les fidèles s'imaginaient qu'ils connaissaient Jésus et qu'ils croyaient en lui comme il convient, et que cela suffit pour s'affirmer chrétiens. En ces temps décisifs qui s'ouvrent pour l'Église, en ces heures cruciales que nous aurons à vivre dans les prochaines décennies, toutes les facilités qui nous aidaient à être chrétiens nous sont peu à peu enlevées.
Aujourd'hui, la société n'est plus une chrétienté comme dans le passé. Elle ne nous porte plus à être chrétiens comme jadis quand la pratique religieuse était unanimement observée. Tout au contraire, la société, par l'efficacité de ses techniques, nous conduit insensiblement mais continûment, puissamment, à jouir de la vie dans un climat insidieusement, subtilement matérialiste. La société nous accapare par les activités dévorantes qu'elle nous fait mener. Elle nous distrait de nous-mêmes par la frénésie des activités qu'exige l'accroissement sans fin des besoins qu'elle nous crée. De plus, nombre des assurances, des évidences qui, dans le passé, étaient intimement liées, soudées à l'essentiel du message de Jésus, sont contestées et nous sont enlevées. Dans l'ensemble des domaines où les sciences de tous ordres ont légitimement leur mot à dire avec autorité, ces facilités qui se montrent maintenant indues, nous sont peu à peu retirées. Désormais, par rapport à la situation qui était la nôtre il y a encore peu de temps, nous faisons figures de fils dépossédés. Cela ne fera que s'accentuer. Pour devenir ou même pour rester véritablement croyants, nous avons tout à reprendre par la base afin d'assurer la solidité de notre foi. Aussi bien n'est-il pas excessif de penser que, dans ces nouvelles conditions, l'Église est conduite inéluctablement à naître à nouveau. A partir de tout son passé où le meilleur voisine avec le pire, à l'aide de sa tradition où l'essentiel est intimement fondu avec le contingent, elle a besoin de connaître une véritable mutation pour pouvoir continuer sa mission dans le monde. Ainsi l'Eglise retrouvera, mais d'une tout autre manière, d'une manière plus spécifiquement chrétienne que dans sa longue histoire, le singulier rayonnement de ses origines.
Ainsi, s'imaginer que l'on connaît Jésus de Nazareth parce qu'on en a entendu beaucoup parler est un obstacle difficile à surmonter. Dans la chrétienté de jadis, par la manière dont les chrétiens accédaient ordinairement dans leur jeunesse à la pratique religieuse, ils croyaient trop facilement à ce qu'on leur enseignait. Assurés d'avoir foi en Jésus, au vrai ils l'ignoraient ou, du moins, ils ne soupçonnaient pas tout ce que devrait leur apporter l'intelligence de la vie humaine de Jésus pour vivre, eux aussi, pleinement, leur destinée d'homme et, par-delà, pour atteindre à leur stature éternelle. Une religion fondée doctrinalement sur Jésus-Christ demeure irréelle malgré les pratiques individuelles et collectives, sentimentales et intellectuelles fréquemment répétées qu'elle commande. En effet, ces pratiques restent à la surface de la vie, elles lui donnent un cadre et, dans les conditions les plus favorables, un climat. Elles n'épousent pas les potentialités de l'homme, base de toute vie spirituelle authentique. Elles ne les mettent pas en valeur. Elles se bornent à régler le cours du dire, du faire, du comportement, autant que cela est possible. Hélas, cette religion dispense d'autant mieux ses adeptes de toute recherche personnelle sur Jésus que, avec plus de précision et dans le détail, elle assigne au Christ une place capitale dans le créé. Ce faisant même si elle affirme avec force le mystère de Jésus, elle le dépouille de son mystère. Pour qui ne s'efforce pas d'entrer un peu dans l'intelligence de la vie humaine de Jésus, le Verbe de Dieu n'est finalement qu'un contexte défini à partir de notions cohérentes, un contexte pieux mais encore verbal, contexte cultivant seulement les sentiments instinctifs que l'homme ressent devant le sacré. Ainsi derrière une doctrine, une telle religion, encore généralement pratiquée, dissimule la question que Jésus pose à tout être qui s'affronte réellement à sa condition d'homme.
En toute bonne conscience, beaucoup de chrétiens se sont ainsi jadis abstenus de chercher qui est Jésus. N'est-ce pas encore le cas de beaucoup d'entre nous qui sommes nés dans la première moitié du XX° siècle ? Dans notre jeunesse, avec une docilité enfantine, relevant aussi dans une certaine mesure de la crédulité, nous avons accepté sans examen des affirmations au sujet de Jésus qui nous ont paru d'emblée satisfaisantes parce que nous ne nous étions pas encore posé les questions dont elles veulent être les réponses. Fournisseuses d'absolu et s'y référant, ces vues élémentaires sur Jésus ne demandent aucune préparation humaine pour être comprises au niveau trop uniquement sentimental où nécessairement elles doivent être présentées pour être reçues. Ceux qui les accueillent le font toujours avec beaucoup d'inconscience à laquelle se mêle souvent quelque indifférence. Sans exclure un approfondissement ultérieur, la clarté apparente, toute faite de logique et de convenances superficielles, ne le demande pas et souvent au contraire, en dispense. A bon compte, ces affirmations doctrinales procurent la sécurité à ceux qui s'en contentent. Cela suffit pratiquement pour qu'on les juge convaincantes. Elles nourrissent un sens approximatif du devoir et de la piété, non sans les contaminer de formalisme et d'affectivité dévote. Elles ne refusent pas de s'allier avec la superstition si elles peuvent ainsi mieux s'imposer. Finalement, ces affirmations doctrinales restent presque totalement stériles au niveau proprement spirituel. Malgré le vocabulaire utilisé, elles ne sont pas le ferment d'une vie spécifiquement chrétienne, elles n'appellent pas à être vraiment disciples de Jésus.
Dans ces conditions, à mesure que les chrétiens avancent en âge, leurs manières de concevoir Jésus ne concernent de plus en plus que les comportements extérieurs et mondains car elles ne portent pas l'écho de leur être profond et ne le pénètrent pas. En temps ordinaire, elles ne sont la réponse à aucun besoin vital, à aucune attente fondamentale. D'ailleurs, reprendre ces doctrines, les critiquer avec l'exigence qu'ils considéreraient comme légitime et indispensable dans tout autre domaine, leur paraît dangereux. Se livrer à cette étude approfondie leur semble peccamineux. Aussi fondent-ils leur religion, sans y prendre garde, sur des assises dont ils ne se contenteraient pour rien au monde de ce qui leur tient vraiment à cœur.
Désormais le long cheminement qui a conduit quelques Juifs à la foi en Jésus est nécessaire au croyant pour qu'il ne se borne pas à faire du christianisme une religion simplement meilleure que les autres. Cette recherche ne peut que durer toute la vie, tant elle est exigeante. Elle caractérise le disciple de Jésus parmi les hommes qui adhèrent à quelque idéologie religieuse par entraînement sociologique ou encore grâce à une conviction plus personnelle. Même si au départ, pour un tel homme, cette recherche fut directement préparée par l'élévation de la doctrine, la foi dans laquelle ce chrétien grandira ne se bornera plus finalement à la simple adhésion à un credo, conséquence principalement d'une idéologie ou d'un enseignement ayant autorité. Cette foi transcendera nécessairement la simple adhésion aux croyances reçues au temps de l'enfance ou que la ferveur d'un groupe a parfois permis d'atteindre et de cultiver au départ. Toujours elle devra transcender les évidences.
A force de s'appliquer à la vie spirituelle et de s'efforcer vers l'authenticité et non pas seulement vers la conformité, à force d'approfondir son intelligence de la condition humaine et du passé religieux des hommes, surtout celui des chrétiens, le disciple croîtra dans la foi en Jésus. Il le fera par un cheminement intérieur très dépendant, non seulement de ce qu'il est, mais aussi de son milieu et des événements. Il découvrira la nature particulière de cette foi. Il en défendra et ainsi en conservera le caractère abrupt. Il le fera malgré son attrait pour les idéologies qui satisfont l'esprit et le cœur, en dépit aussi de la sécurité que celles-ci lui assurent. De l'adhésion à une doctrine où Jésus est le centre, doctrine logiquement cohérente, construite à partir de la relation des faits et des traditions qu'elle interprète et coordonne, le chrétien en voie de devenir disciple passera à la foi en Jésus, semblable pour l'essentiel, sinon par ce qui l'étale et la soutient, à celle qui naquit dans les apôtres quand ils étaient auprès de leur Maître.
A la lumière de sa vie spirituelle, ce chrétien s'efforcera de retrouver l'itinéraire intérieur des premiers disciples, non certes pour les imiter par une démarche artificielle nécessairement forcée et superficielle, mais pour comprendre ce que Jésus fut fondamentalement pour eux et ce que Jésus peut devenir pour lui. C'est ainsi qu'il sera conduit à entrevoir Jésus grâce aux documents de l'histoire, à ce qu'ils rapportent en clair mais aussi à ce qu'ils suggèrent, à partir de sa propre expérience humaine. En méditant sur les conditions dans lesquelles s'est développée la prédication évangélique à travers les siècles, sur les réactions qu'elle a provoquées, sur ses réussites mais aussi sur ses échecs, le chrétien s'efforcera de faire l'approche des raisons et de la portée d'un message que, malgré leur foi et tout leur amour, les apôtres n'avaient pas la possibilité en leur temps d'expliciter dans sa pureté ni dans sa totalité. Une telle prise de conscience sera fondamentalement semblable, malgré des conditions très différentes, à celle qui a permis jadis aux disciples d'entrer dans l'intelligence intime de Jésus. Elle fera naître la vénération en ce chrétien qui ne sera plus seulement adepte par croyance idéologique, mais qui deviendra disciple par filiation spirituelle. Cette filiation, à mesure qu'elle s'accomplira revêtira un caractère absolu tant ce croyant sera conduit à y correspondre sans réserve et toujours davantage.
A vrai dire, il n'est pas possible de connaître Jésus de Nazareth tel qu'on pouvait le voir et l'entendre quand il parlait et agissait. Il n'a rien écrit. Son action auprès des hommes n'a connu une extension importante que pendant quelques mois. On peut l'atteindre seulement à travers ce que ses disciples ont vu de lui, ont retenu et compris de ses actes et de ses paroles. Les faits de sa vie, ses actions comme ses discours, ne sont connus que par une tradition orale. Cette tradition n'est devenue écrite qu'à une époque relativement tardive, tradition fervente sans nul doute, fidèle d'intention certes, mais par l'intérêt qu'elle soulevait était-elle à l'abri des commentaires qu'elle appelait, des additions qui l'enjolivaient, de tout ce qui lui convenait trop bien pour n'être pas amalgamée avec elle ? Qui saurait l'affirmer, connaissant les manières d'écrire de ces temps ?
Il est impossible d'apprécier le degré d'exactitude des textes qui transmettent cette tradition issue des origines chrétiennes. Ils rapportent les événements comme on le faisait à l'époque, sans le souci de rigueur historique que l'esprit scientifique moderne exige avec raison. Ainsi voué à une ignorance sans remède, autant par ce qui a été ajouté que par ce qui a été omis inconsciemment ou même retranché peut-être volontairement, on ne saurait écrire une vie de Jésus avec quelque certitude que dans ses grandes lignes et non dans le détail. Ce qui reste de Jésus est semblable aux vestiges d'un édifice d'un passé lointain dont l'importance laisse encore à l'homme la possibilité, s'il s'y efforce vraiment, non pas d'en retrouver avec exactitude toutes les parties, mais de concevoir son exceptionnelle grandeur et surtout d'entrer par l'esprit dans son style. Devant ce monument d'un temps reculé qu'une végétation luxuriante et désordonnée recouvre, dissimule, mais aussi signale par son abondance même, l'homme, quand il s'y arrête avec l'attention nécessaire, est appelé à une réflexion qui le porte bien au-delà de l'architecture et de l'histoire. Il est conduit jusqu'en lui-même, là où il est non pas spectateur mais témoin. Il participe de loin mais aussi de près, du plus intime de lui-même, à cette épopée spirituelle, lumière mais aussi pierre d'achoppement, révélation d'une grandeur qui lui fait encore signe.
Les Ecritures nous rapportent ce que les premières Eglises ont compris et vécu du message et de la vie de Jésus. Même si leurs auteurs rapportent des événements du temps, des actions et des dires de Jésus de façon sommaire et simplifiée à l'extrême jusqu'à conduire parfois le lecteur, enfermé dans un univers mental tout autre, à les dénaturer, à leur attribuer une réalité et une portée sans commune mesure avec celles qui leur étaient alors données, même si en outre ces auteurs ajoutent à leurs récits quelques anecdotes de pure fabulation, quelques gloses de leur cru qu'ils jugent convenables, ils le font dans un climat très particulier qui confère indirectement une grande valeur humaine à ce qu'ils écrivent. Ce qu'ils écrivent vient de ce qu'ils vivent en profondeur et dans l'authenticité. Ces auteurs avaient la conviction, en se consacrant à la rédaction de ces récits, de se livrer à une œuvre capitale, unique, I'œuvre de leur vie, d'une vie transformée totalement par leur rencontre avec Jésus, par leur foi en Jésus. Ils le firent avec un intérêt dont témoigne, comme en écho à travers les premiers siècles de l'ère chrétienne, la ferveur de la multitude des copistes et innombrables commentateurs qui s'affairèrent autour de ces manuscrits vénérés comme les antiques tables de la loi.
Même les œuvres les plus géniales de l'Antiquité n'ont rien suscité de comparable. C'est pourquoi malgré le caractère étrange de nombreux passages, les évangiles interpellent leurs lecteurs comme nulle autre œuvre. Encore faut-il que ces lecteurs aient suffisamment pris conscience de leur condition d'homme. Encore faut-il que cette lecture soit faite dans un climat suffisamment recueilli, climat qui dépasse de beaucoup la simple attention au texte. Alors les évangiles interpellent avec une force qui ne tire pas sa puissance des matériaux utilisés, des procédés de l'exposition, mais de l'universel dans lequel ils s'enracinent et dont ils portent témoignage d'une manière directe quoique encore sous une forme comme neutre et impersonnelle.
à suivre ... en activant la rubrique "Jésus par Marcel Légaut" (lien)