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26 septembre 2014 5 26 /09 /septembre /2014 13:22

 

par Paul Talloneau, article paru dans la revue Libre Pensée Chrétienne (LPC), n°27, 2014 (paru en septembre), pp. 27-27

 

Seigneur

Ce mot "SEIGNEUR"  est répété 70 ou 80 fois pendant la célébration de la messe du dimanche, sans qu’on sache d’ailleurs si c’est à Dieu qu’on s’adresse ou à son Christ. Différence oiseuse ? Paul lui-même l’a faite, qui distingue dans Rom 1, 7 "Dieu le Père et le Seigneur Jésus". Il n’est donc pas inutile de se poser la question. Si c’est à Dieu, l’appellation ne convient pas vraiment. Jésus lui-même ne dit-il pas : "Ce n’est pas celui qui dit Seigneur, Seigneur qui entrera dans le royaume des cieux ". Et ne nous  invite-t-il pas à appeler Dieu : Père ?  Si c’est à Jésus, l’appellation peut paraître fondée. Les multiples fois qu’elle est utilisée  pour désigner Jésus dans les textes scripturaires pourraient l’autoriser. Il faut donc les examiner.


Les Évangiles
- Marc n’emploie pas ce vocable à propos de Jésus. Sauf deux fois en 16, 19-20,  des versets que tous les spécialistes considèrent comme des ajouts tardifs.
- Matthieu  utilise Kurios, mais aussi Didaskalos (enseignant) tous deux parfois traduits  par Maître. C’est lui qui rapporte la phrase citée plus haut : "Ce n’est pas celui qui dit Seigneur, Seigneur... ". Il l’utilise aussi en 27, 63 lorsque les grands prêtres et les pharisiens s’adressent à Pilate : "Seigneur, nous nous sommes souvenus que  cet imposteur a dit…".
- Luc fait dire à Jésus : "Pourquoi m’appelez-vous, Seigneur, Seigneur, … "(6, 46).  Par contre, racontant l’épisode de la veuve de Naïm, il dira (7, 23) : "Le Seigneur eut pitié d’elle". Dans une note, la Bible de Jérusalem précise qu’il s’agit de la première apparition dans le récit évangélique de ce titre appliqué à Jésus et jusque-là jalousement réservé à Yahvé.
- Jean écrira, relatant l’apparition de Jésus à Thomas, que ce dernier s’écria : "Mon Seigneur et mon Dieu". Au chapitre 20, 11-18, on trouve deux fois le mot dans la bouche de Marie-Madeleine lorsqu’elle répond à l’ange : "On a enlevé mon Seigneur et je ne sais où on l’a mis" et lorsqu’elle croit avoir affaire au jardinier elle l’interpelle : "Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté dis-moi où tu l’as mis… " Ainsi donc le terme pouvait désigner aussi bien son maître et ami qu’un jardinier inconnu.
Les Actes des Apôtres
Ces pages, dont on sait que le rédacteur fut Luc, emploient le mot plus souvent pour parler de Jésus : (5, 14) : "[…] S’adjoignait à la communauté qui croyait au Seigneur ", (18, 8) : "Crispus de la Synagogue crut au Seigneur… ".  Les Actes mettent également le mot dans la bouche de Pierre et de Paul. Pierre : (2, 21) "Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé" ; (2, 36) "Dieu l’a fait Seigneur et Christ celui que vous avez crucifié.". Paul : (16, 32) "Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé." ;  (20-21) "J’adjurais Juifs et Grecs de croire en notre Seigneur Jésus-Christ. " ;  (14, 23) "Ils confièrent leurs prières au Seigneur ". Cette dernière phrase est explicite : on ne prie pas Jésus, on lui confie seulement les prières que l’on fait à Dieu.
Les Épitres
Les auteurs de ces lettres utilisent rarement le terme. Sauf Paul, qui l’emploie 190 fois. Mais on a vu comment l’entendait Paul : (Rom 1, 7) "À vous grâce et paix de par Dieu notre Père et le Seigneur Jésus-Christ" ou (Phil 2, 2 à 11) "Que toute langue proclame de Jésus-Christ qu’il est Seigneur à la gloire  de Dieu le Père". En l’employant, Paul voulait-il signifier que, pour lui,  Jésus comptait  plus que le Dieu tout-puissant ?
L’Apocalypse
Le signataire de cet écrit emploie aussi le mot à deux reprises : (19, 16) "Un nom est inscrit sur son manteau et sur sa cuisse, Roi des rois, Seigneur des seigneurs… " et  (22, 20) "Oh  oui, viens, Seigneur Jésus…" Cette supplication, ajoute la Bible de Jérusalem, c’est le "Marana tha" que l’on répétait au cours des liturgies pour exprimer l’attente impatiente de la Parousie.


Origine du mot

Tout ce qu’on a relevé jusqu’ici à propos de la dénomination "Seigneur" laisse supposer que le terme est la traduction du mot  "kurios" employé par les premiers chrétiens, mais quel était le sens exact du terme originel ? Le mot grec KURIOS est polysémique et désigne généralement celui qui a autorité ou plein pouvoir. Il s’agit donc du chef de famille, du maître de maison, des esclaves ou des domestiques, du souverain, de l’empereur. Pour les Juifs hellénisés, c’est la traduction de l’hébreu "Adonaï" transposition du tétragramme imprononçable désignant le Dieu tout-puissant. Pour les  Romains, c’était surtout l’Empereur.

Qu’on me permette  d’évoquer aussi les deux expressions employées dans la version latine du Nouveau Testament pour désigner Jésus ou Dieu : SENIOR et DOMINUS qu’on a abusivement traduits par "Seigneur".


Senior
Le mot "seigneur " est d’origine latine. Il vient de "senior" qui est une forme comparative de "senex" qui signifie "vieux". Senior veut donc dire "plus vieux", "l’aîné" (prototocos en grec). Paul l’utilise en Romains 8, 28-30 : "Les hommes sont appelés, selon le dessein de l’Amour de Dieu, à être l’image de son Fils, pour faire de ce fils l’Aîné d’une multitude de frères".
Le mot désignait à Rome quelqu’un de particulièrement distingué en raison de son âge ou de son comportement. En France, c’est un terme qu’on trouve en 1080 dans "la Chanson de Roland" sous la forme "Seigneur".  Nous sommes là au Moyen-Âge à une époque où l’Église est la seule puissance politique et culturelle, il ne faut donc pas s’étonner de trouver le même mot pour désigner les chefs féodaux, les papes et les évêques, Jésus, et Dieu lui-même ! Seigneur est donc en définitive, à cette époque, un terme de respect dû à une autorité. Le mot est resté mais, depuis dix siècles, il a subi un certain nombre d’avatars qui en ont altéré le sens et est devenu au fil des ans : Sire, Messire, Sieur, Monsieur, Monseigneur…
À force de servir à ennoblir les puissants (Sire le Roi, monsieur Frère du Roi, Messire Dieu, Le seigneur et maître de l’épouse ou Dieu Seigneur époux de l’âme chrétienne) le mot est devenu très ambigu, sinon insignifiant, à moins qu’il n’évoque des significations peu plaisantes, ironiques ou péjoratives. Le moindre reproche qui puisse lui être fait est d’être le symbole de relations féodales dépassées sinon honnies et de prendre la place de la formule enseignée par Jésus : Abba-Père.


Dominus
Traduction latine de Kurios, le mot a connu la même évolution. Le mot "domus",  l’origine de "dominus", était la maison familiale. Le terme a très vite donné "dominer, domination" qui qualifie le possesseur, le propriétaire. D’une définition familiale respectueuse on est arrivé à une définition juridique privilégiant l’Autorité aux dépens de l’Amour.  

 

Au XXI° siècle, est-ce vraiment une Bonne Nouvelle d’appeler "Seigneur" un père ou un aîné, Jésus ou Dieu ?

 

seigneur_jesus.jpgNdlr - sur le même sujet, voir le livre :

"Le seigneur Jésus-Christ : la dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme" par Larry W. Hurtado,   traduit de l'anglais par Dominique Barrios, Charles Ehlinger, Noël Lucas, éd. Cerf, Paris
collection Lectio divina,  avril 2009

L'avis de La Procure : De l'oeuvre monumentale de John P. Meier sur le Jésus historique parue aux mêmes Editions du Cerf, cette étude prend en quelque sorte le relais en scrutant dans les textes, avec la même rigueur historienne, l'émergence dans les premières générations chrétiennes de la foi en Jésus comme Christ et Seigneur, auquel s'adresse un culte que le monothéisme juif réservait jusqu'alors à Dieu seul. Un parcours passionnant aux sources mêmes de la foi chrétienne !

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